Blues n°15 : Sur Les Chemins du Blues |
||
|
Chapitre II : En remontant le Mississippi ! Ce premier itinéraire reste le plus célèbre, puisque la destination finale est bien sûr Chicago, symbole de cette musique ! C'est aussi le chemin du Blues le plus varié, car le long du Mississippi et de ses affluents, toute une série de Blues originaux apparaissent, avec des combinaisons instrumentales particulières correspondant à des villes et à des contextes sociaux-culturels différents. Fuyant la misère, pour beaucoup de noirs américains, la première étape est Memphis, au nord du Delta. La capitale du coton est devenue très tôt, un carrefour commercial et un centre d'amusements, célèbre pour ses lupanars, ses bagarres et son Blues... Les années trente sont le temps des "jug bands", c'est à dire des orchestres composés de planches à laver (washboard), de cruches dans lesquelles on souffle, de gazous et autres instruments bricolés. A Beale Street règne alors le Memphis Jug band qui côtoie régulièrement un orchestre à cordes de Jackson, les très populaires Mississippi Sheiks qu’Al Capone fait venir à Chicago pour interpréter leur fameux sittin'on top of the world. Plus au nord, à l'intersection du Mississippi et du Missouri, se situe Saint Louis, où la population noire afflue dès la fin du dix-neuvième siècle. La ville est marquée par une suite d'affrontements raciaux, et les pianistes locaux, tels Roosvelt Sykes ou Saint Louis Jimmy ont souvent interprété des Blues sombres reflétant ce climat délétère et sanglant. A l'ouest de Saint Louis, Kansas City a longtemps fait figure de petit paradis. La ville offre de l'embauche, et se spécialise dans l'abattage des bovins, en accueillant les cow-boys et leurs troupeaux. On y boit et on y danse beaucoup sur une musique mélangeant allégrement le Blues et le Jazz. Son plus beau représentant reste Jay Mc Shann qui abrita dans son orchestre des musiciens aussi fameux que Jimmy Witherspoon ou Charlie Parker... Enfin, pour beaucoup de migrants, la fin du voyage, le but à atteindre, reste Chicago... La désillusion est à la hauteur des espérances. "La ville du vent" ne fait pas de cadeau, et c'est dans les ghettos du "South Side" puis du "West Side" que sont accueillies les populations noires venues du sud ! En migrant, ces dernières apportent leurs traditions et leurs folklores. Les anciens métayers sont devenus ouvriers fondeurs, tourneurs ou métallos... Ils n'ont pas pour autant oublié le Blues du Delta ou de Memphis, simplement ils l'agrémentent d'électricité, à l'image de cette immense métropole sauvage qui est désormais leur quotidien... Fini le bluesman solitaire : pour ce rude prolétariat, il faut du son, et les groupes avec batterie apparaissent. Sur scène, le volume sonore est déjà impressionnant. Sur disque, l'effet est plus difficile à saisir, et les pionniers du son de l'époque demandent aux batteurs de la mettre en sourdine ! Avant guerre, le Blues de Chicago reste d'abord l'affaire de Lester Melrose, et de son fameux "bluebird sound". Il est le producteur de 90% des artistes Blues de la ville : Tampa Red, Big Bill Bronzy ou encore Sonny Boy Williamson : Celui-ci est si populaire, grâce à son good morning, little schoolgirl que des concurrents n'hésitent pas à reprendre son nom pour lui voler son public (à cette époque les pochettes des disques 78 tours ne comportent pas de photos...). C'est ainsi que débute Rice Miller alias Sonny Boy Williamson n° 2. Le véritable John Lee "Sonny Boy" reste néanmoins un immense harmoniciste qui finira le crâne fracassé par un mari jaloux, le premier juin 1948. Malgré le succès de cette musique dans les quartiers noirs, les grandes compagnies discographiques hésitent, effrayées par tant de violence, et seules quelques filiales obscures ou quelques producteurs indépendants prennent le risque d'investir dans ce Blues urbain et rugueux. Les frères Chess, deux immigrants juifs tchèques fuyant le nazisme, réfugiés à Chicago, comprennent... Ils fondent un premier label Aristocrat puis Chess Records pour approvisionner la communauté noire américaine en musique Blues. Entre les maisons de disques, la concurrence est redoutable. Vee Jay concurrente de Chess détient une arme redoutable : le chanteur guitariste harmoniciste Jimmy Reed, qui de 1953 à 1966, alignera vingt-deux tubes dans les hit parades : un record à battre pour les bluesmen de l'époque et d'aujourd'hui ! Grâce à la seconde guerre mondiale, les usines tournent à plein rendement avec de l'embauche pour tous. Mais le lien avec le Delta n'est pas rompu ; il reste le creuset d'où émergent des artistes comme Muddy Waters qui savent si bien chanter la condition de leurs frères venus du même terroir, avec des expressions typiques, rappels de leurs racines communes. Il fallait venir du Sud profond pour comprendre toutes les nuances du célèbre I'm a hootchie cootchie man : cela pouvait évoquer le culte vaudou, le mâle triomphant, ou encore une danse du ventre particulièrement lascive (Talkin' that talk de J.P. Levet). Le jeune Mc Kinley Morganfield vient de Clarksdale, Mississippi. Lui aussi a quitté les plantations pour tenter sa chance en ville et a connu les trains en partance vers le nord, pour rejoindre une famille dispersée. Rapidement accepté dans la fratrie des bluesmen, il participe avec talent à l'électrification des thèmes traditionnels du Delta et restera pour toujours le "roi du Chicago Blues". Muddy Waters fera école et toute une pléiade de musiciens suivront ses traces : Little Walter, Jimmy Rogers, Howlin Wolf, Otis Spann, Pinetop Perkins, Big Walter Horton, Junior Wells, Buddy Guy, James Cotton, Carey Bell, Fred Below et tant d'autres encore. Ses classiques, écrits avec ou sans l'immense Willie Dixon, seront entendus de tous, et en 1960, à Dartford, en Angleterre, les jeunes Mick Jagger et Keith Richards choisiront comme nom de groupe, un de ces titres fameux : Rolling Stones ! Ce Blues électrique retentit aussi à Détroit capitale industrielle impitoyable où règnent Henry Ford et John Lee Hooker (originaire lui aussi, de Clarksdale...). Dès 1948, son boogie chillen hypnotique doit couvrir les bruits des machines, et c'est un véritable triomphe... En 1945, la prospérité est là, et la généralisation du courant électrique permet toutes les audaces. La guitare électrique est reine, et beaucoup de musiciens ont retenu la leçon des guitaristes hawaiiens si prisés à l'époque. Ils jouent en slide avec le bootleneck au bout du doigt. Les miaulements suraigus du Dust my broom enregistré par Elmore James sifflent encore à nos oreilles... A Memphis le jeune Riley Ben King, alias B.B. King, n'est pas encore cet ambassadeur du Blues reconnu à travers le monde, mais déjà sa "Lucille" swingue méchamment. Interrogé sur le nom de sa guitare, il donnera régulièrement des versions différentes pour expliquer ce patronyme charmant. La plus savoureuse reste celle où dans un bouge perdu au fin fond de l'hiver, les danseurs se déchaînent sur sa musique autour des braseros... Arrive ce qui devait arriver, une bagarre, et le feu se répand partout... La foule et les musiciens s'enfuient à toutes jambes. Le Jeune B.B. n'est pas le dernier à sortir, mais il a oublié sa guitare, sa raison de vivre, son outil de travail ! Qu’à cela ne tienne ! Il replonge dans la fournaise, et sauve son instrument fétiche... Intrigué par tant d'héroïsme, il interroge le public. La rixe a débutée entre deux mâles pour une fameuse fille nommée Lucille... Rock me baby n'est pas le seul tube à retentir sur les ondes de WDIA, la première radio noire de Memphis, et le producteur Sam Phillips n'est pas sourd... Il sait que s’il arrive à séduire les blancs avec de la musique noire, il peut décrocher le gros lot. Bingo ! En 1954, sort sur son label "Sun", le premier 45 tours d'un certain Elvis Aron Presley né à Tupelo, Mississippi. Ce jeune blanc bec interprète That's all right mama ! un morceau d’ Arthur "Big Boy" Crudup qui finira dans la misère la plus totale, mais Elvis, lui s'en sortira plutôt bien... C'est tout le long de cet axe New Orleans, Chicago, en remontant la "highway 61" que va s'épanouir le Blues moderne, puis le Rhythm and Blues bientôt appelé Rock 'n' Roll. C'est le premier itinéraire, et, probablement le plus fameux des chemins du Blues. Suite |
|
![]() retour à la rubrique |